Qu’il est beau Ariel Wizman. Les années passent et son éclat ne souffre d’aucune dégradation. Vingt ans à la télé et toujours pas le moindre signe d’affaissement moral ; quand on le rencontre, il vous force à l’adopter ; sa bienveillance vous empoigne confortablement, et il vous emmène avec lui jusqu’à un petit resto’ libanais de Boulogne pour y partager une table en terrasse le temps d’une conversation hautement éclectique. Autour de nous, tout a disparu ; confiné dans la bulle d’Ariel, je l’écoute parce qu’il m’intéresse beaucoup et depuis longtemps ; petit, je le voyais à la télé, je l’identifiais comme un individu très important dont il aurait été judicieux de s’inspirer ; forcement çela m’a gêné quand deux producteurs qui passaient dans le coin nous ont interrompu pour le saluer ; pas envie de partager. C’est vulgaire une interview dans laquelle celui qui pose les questions intervient trop souvent, surtout lorsque l’entretien porte spécifiquement sur de hautes choses comme la philosophie et la profondeur de l’âme. Comme pour Philippe Di Folco, j’ai donc choisi de supprimer mes questions du travail final pour ne laisser que la parole la plus pure de l’interviewé. Son côté XIXe siècle me rappelle Flaubert ; il sera mon saint Antoine. Et puis la réalité nous a rattrapés ; les enfants qui l’appellent, son rôle de chef de famille, son agenda professionnel rempli, tout çela nous a séparés, et l’on est reparti en scooter, chacun de notre côté, mais tous les deux vers Paris. *********************** Ariel jeune Quand j’étais jeune, en banlieue, on n’était moins confrontés à ce que l’on décrit aujourd’hui comme étant le quotidien violent et délinquant de ces quartiers ; c’était plutôt une ambiance teintée par une certaine nullité, par un sentiment d’ennui caractérisé, à mi-chemin entre la campagne et la ville ; c’était tiède ; c’était difficile de trouver ses repères, son identité ; le tout marqué par des pratiques pénibles, comme le bizutage ou les intimidations. J’étais donc un adolescent qui travaillait bien à l’école mais qui ne se reconnaissait pas dans cet univers-là. Lorsqu’en 1977 j’ai découvert le punk, toute cette esthétique nouvelle m’a plue, en réaction au modèle dominant de l’époque chez les jeune en France, les babas [cool], ces post-hippies qui traînaillaient, fumaient des joints, jouaient de la guitare. J’ai pénétré dans l’univers punk parisien en traînant un peu aux Halles, chez Harry Cover, à l’Open Market, en allant aux concerts des Stinky Toys, des Warm Gun, des Guilty Razors ; au niveau du look, j’étais stigmatisé « punk », pas comme un punk à chien, mais plutôt en dandy parisien à la Pacadis, plus influencé par le glam, par les Sparks, par Iggy Pop, par David Bowie. Avec cela, il y avait évidemment un peu de délinquance, de conneries, de bagarre ; c’est ainsi que j’ai fini par me faire virer du lycée et que j’ai atterri comme interne à l’École normale israélite orientale ; à quinze ans, je devenais ainsi indépendant. Emmanuel Levinas était le directeur de l’école ; on dînait avec lui, on passait le chabbat avec lui, et on avait l’occasion d’étudier avec lui. À l’époque, je n’étais absolument pas pratiquant (religion) ; en revanche, la philosophie m’intéressait beaucoup ; en parallèle, je découvrais ce qui se passait la nuit à Paris ; c’est l’avantage d’être interne : on peut faire le mur. Ariel la nuit Dans les années 1970, sortir en boite était complètement ringard ; c’était réservé aux gens en smoking qui prenaient de la coke avec des putes ; un DJ, c’était un débile, un mec qui faisait gagner des T-shirts, une sorte de Patrick Sébastien. Par contre, les concerts étaient beaucoup plus branchés. Ariel à Montpellier Je voulais savoir si j’étais un écrivain ; c’est-à-dire faire quelque chose d’intéressant de ma vie sans l’orienter sur le simple fait de gagner de l’argent ; je voulais vivre la vie avec zéro réseau et zéro argent ; j’ai trouvé une chambre minuscule dans laquelle je me suis enfermé pendant un mois ; je sortais juste pour voler un peu de fruits ; j’ai voulu savoir si je pouvais écrire et je me suis aperçu que je n’écrivais que sur le fait d’écrire ; c’était cela qui me fascinait ; je me regardais écrire ; j’étais plongé dans Kafka, dans Maurice Blanchot, dans Borges ; l’auteur était le centre de l’écriture. Aujourd’hui, je paierais cher pour relire le carnet que j’avais rédigé ; malheureusement, je l’ai jeté dans une poubelle place de la Comédie lorsqu’un copain est venu me voir de Paris. Après un an en licence de philosophie, je suis remonté à Paris parce que j’avais fait toutes les expériences que je voulais tenter ; je souhaitais que ma vie soit une sorte d’expérimentation constante de choses nouvelles ; cependant, vivre ainsi est une difficulté permanente ; le monde est beaucoup moins ouvert à ce genre d’existence qu’il ne l’était avant ; au fond, par empathie, je réalise que personne ne pourrait faire les mêmes chose que j’ai faites ; aujourd’hui, le monde t’intimide beaucoup trop pour prendre ce genre de risques. Ariel face au monde Aujourd’hui, le pessimisme est extrêmement valorisant pour un individu ; je suis très pessimiste, c’est ce que l’on appelle le pessimisme de la raison et l’optimisme de la volonté, mais dans mon humeur, je suis extrêmement positif ; c’est peut-être l’attitude la plus désespérée au monde ; mais mon constat sur le monde est très pessimiste ; je pense qu’il y a eu une dégradation de l’humain liée au statut du prolétariat, c’est-à-dire que lorsque l’homme a arrêté de produire des objets (artisanat) pour passer derrière une chaîne de montage et fabriquer ou assembler des pièces spécifiques, donc quand il a cessé de pouvoir revendiquer la paternité d’un objet, par exemple ; à partir de là, on n’a plus eu besoin de réfléchir pendant le travail ; puis, avec la mutation de prolétariat en précariat, on a observé l’arrivée d’une nouvelle mentalité, instable et colérique, hyper négative socialement ; il s’agit d’une mentalité dont l’extrême est le terrorisme et la manifestation la plus bénigne est Twitter, c’est-à-dire la guerre de tous contre chacun qui consiste à s’asseoir derrière un ordinateur pour dire que telle personne est une « grosse merde » publiquement. Regarde aujourd’hui, quand on critique quelque chose, combien y a-t-il de critiques positives qui sont produites ? Très peu. À chaque fois, les gens se contentent de descendre méchamment cette chose. Le résultat n’est pas très important, c’est le symptôme qui est plus grave ; les gens ne savent plus, sur plusieurs années, ce qu’ils vont devenir ; ils ont l’impression qu’à tout moment, une vague peut effacer le château de sable qu’ils s’efforcent de bâtir ; il y a un éveil permanent qui est le contraire de ce que Emmanuel Levinas décrivait : à la place d’un éveil pour l’autre, on observe un éveil contre l’autre. Et même si tout le monde reconnaît l’utilité d’une certaine courtoisie et de rapports apaisés, dans le fond, il suffit de très peu pour basculer dans la haine ; lorsque l’anonymat est garanti pour l’expression de cette haine, on voit qu’elle se déchaîne de manière incroyable. Le résultat ? Peut-être que le Front national peut passer, mais il ne changera rien ; ce n’est que le thermomètre de la fosse à purin et il ne sert à rien de se lamenter sur cette éventualité puisque la réalité nous rattrape à chaque fois ; c’est comme ça. Le degré de civilisation que nous avions atteint lorsque l’homme était un artisan s’est altéré jusqu’à ce que chaque homme devienne un rouage (prolétariat) et qu’enfin il soit plus qu’un rouage incertain (précariat). Et le pire, c’est que le précariat touche aussi les gens riches ; il s’agit d’un état d’esprit qui se repend dans toutes les couches de la société ; le riche n’est plus à l’abri de quoi que ce soit ; il est à la merci d’un tas de facteurs qui peuvent l’anéantir en un instant. Ariel face à lui-même Il existe toujours un moi profond qui poursuit son évolution ; il existe quelque chose que tu devais être, que tu voulais être, et qui poursuit son parcours, parfois dans un souterrain de toi, et toi tu vis dans une maison que tu as construite ; un jour, tu communiques avec le toi de la cave et tu t’aperçois que tu t’ennuis dans la maison et que tu ferais mieux de retourner vivre au sous-sol ; on ne change jamais dans la vie, on change juste d’étage, et maintenant, je vis quelque chose de plus profond. La conscience de l’accompagnement par une force qui s’apparente au divin, je l’ai toujours eue, mais de manière narcissique est prétentieuse, j’ai longtemps considéré que si ma vie était si bien, c’est que, probablement quelqu’un approuvait ce que je faisais ; ce qui est vraiment la forme la plus méprisable et débile de la religion, et très sincèrement, c’est ce que j’étais, jusqu’au moment où j’ai réalisé que tout cela n’était qu’un cadeau qui méritait d’être sublimé ; je ne savais pas du tout ce que cela signifier de prier avec la concentration, et j’ai appris à le faire. Je vis dans une illusion ; peut-être qu’un jour les gens comprendront qui je suis vraiment. Ma vie dans son ensemble m’amuse ; si je n’étais qu’animateur télé, que philosophe ou que DJ, je m’ennuierais. Je dois reconnaître que ma période avec Édouard [Baer] fut passionnante ; j’ai ressenti que la vie n’était drôle que lorsque l’on pouvait faire de tout et n’importe quoi ; « être pour tout être ». Et pour moi, il n’y a pas plus underground que la culture et les religions. Ariel et la face sombre du monde J’ai vu que je faisais partie des cent juifs les plus influents, selon une organisation antisémite ; ces gens-là m’accusent aussi d’être un dangereux sioniste alors que je n’ai jamais dit un mot au sujet d’Israël ; je reçois aussi régulièrement des insultes et des menaces ; et je ne sais pas comment expliquer que lorsque quelqu’un te parle, parfois, tu ressens que ta judéité est engagée dans le problème, même si le contenu de la conversation n’a strictement rien à voir avec la religion. Il n’existe pas une vraie prise de conscience politique chez les gens au sujet des droits fondamentaux et individuels qui s’effritent à vue d’œil chez nous et ailleurs dans le monde alors qu’ils sont hyper impliqués par ce qui se passe au Moyen-Orient entre Israël et la Palestine ; c’est étonnant parce que ce n’est quand même pas le seul conflit sur Terre en ce moment. En France actuellement, tout discours est comprimé entre deux choses ; par la banlieue, sa culture, son esthétisme, et par le sud de la France et ses clichés ; voilà ce que l’on voit à la télé ; les jeunes ne sont abreuvés que par ce genre d’images nihilistes qui présentent un monde dans lequel tout le monde se fout de tout, rien n’a plus aucune importance, seul le corps compte ; dans ce modèle, on observe une sorte de sexualité débile, abrutissante, incarnée par des individus qui vivent dans un fantasme pseudo-californien mais qui finissent par voter FN. Ou alors, le modèle culturel de la banlieue impose lui de nouveaux modes de conversation, basés sur l’intimidation, la testostérone, le clash, les insultes à outrance, et il devient impossible de discuter ; toutes ces nouvelles valeurs finissent par pénétrer aussi le monde intellectuel ; quand tu refuses cela, tu passes pour quelqu’un de snob ; on arrive ainsi à la bienveillance à l’égard de seulement ce qui est consensuel et à la guerre de tous contre chacun, au narcissisme des petites différences. Ariel et les ordinateurs En 1993, je trouvais l’univers informatique et les nouvelles technologies fascinants ; c’était l’époque des premiers numéros de Wired. Un éditeur de presse informatique m’a proposé de financer Interactif, et il l’a fait pendant deux ans ; c’était génial parce qu’à l’époque, l’Internet, c’était l’underground. Les gens qui ont connu ce magazine s’en souviennent comme quelque chose de formidable. Ariel et la littérature Je trouve que la littérature française actuelle est très « wannabe » ; elle ne m’intéresse pas ; par contre, j’aime Houellebecq, même si son côté nihiliste me plaît moins. J’ai l’impression que les auteurs contemporains, même ceux que je connais, ne sont pas animés par un élan de vérité ; leur travail est motivé par la séduction, la malice, l’ironie, d’humour, le talent narratif, le style, mais pas par l’envie de vérité. Par contre, les écrivains américains peuvent m’intéresser (comme Faulkner) quand ils sont dans le fil de la littérature classique et qu’ils recherchent la grande vérité, la grande narration, quelque chose d’héroïque. Mais lorsqu’il s’agit des écrivains faussement irrévérencieux, ceux que l’on pourrait comparer à des restaurant franchisés qui arrivent en kit avant d’être assemblés, je ne suis pas dupe ; ça n’a rien d’original de retrouver à chaque fois dans un livre un motel pourri, un verre de bourbon, éventuellement un peu de drogue, une nana un peu dégueulasse ; je n’aime donc pas beaucoup Bukowski, Burroughs, Ginsberg, etc. Dans le fond, si l’on retire tous ces artifices, ils ne restent plus grand chose ; c’est la même chose avec l’art contemporain qui se contente souvent de dire « c’est pas bien, on vit dans une société de consommation », comme si nous n’étions pas déjà au courant ; c’est le gag de l’art actuel de renvoyer, tel un miroir déformant, un reflet grimaçant à la société pour soi-disant la provoquer ; ça ne m’intéresse pas. Pour moi, le plus grand auteur américain, c’est Henry James ; si tu lis les nouvelles de James, tu verras que tu retrouveras toutes les grandes interrogations de ta vie dans son œuvre ; ça sert à ça un grand écrivain ; Sábato, Borges, James, Kafka, ces gens-là te permettent de te découvrir en les lisant. Ariel et la musique J’aurais souhaité avoir plus de libertés grâce à elle, c’est-à-dire que j’aurais aimé voyager plus, faire des festivals, avoir la vie d’un mec en tournée, mais comme la télévision m’occupait beaucoup, je n’ai pas pu m’y consacrer à fond, même si j’ai beaucoup tourné en tant que DJ. Malheureusement, lorsque, comme dans mon cas, tu es rattrapé par une autre notoriété que celle générée par la musique elle-même, le jugement des gens est faussé, et cela t’empêche de vraiment te réaliser. D’une manière générale, j’éprouve un véritable amour pour tous les sentiments qui peuvent te surprendre sans que tu puisses les nommer exactement ; la musique a cette qualité là. Ariel est-il heureux ? Je suis extrêmement heureux, et ce n’est pas du tout circonstanciel, c’est métaphysique. Mon bonheur est une couche souterraine parfaitement solide ; je crois vraiment en le caractère miraculeux de la vie. J’ai toujours été heureux dans ma vie ; les circonstances malheureuses m’ont toujours rendu heureux ; j’ai dû dormir deux fois dans la rue ; je pense que tout ce qui n’est pas éternel est jouissif. Partager :Tweet Laisser un commentaire Annuler la réponse Votre adresse e-mail ne sera pas publié.CommentaireNom* Email* Site Web Oui, ajoutez moi à votre liste de diffusion. Prévenez-moi de tous les nouveaux commentaires par e-mail. Prévenez-moi de tous les nouveaux articles par email.