Antonin Artaud, un nom qui a marqué toute une génération, le pape du théâtre de la cruauté, le théoricien de l’utilisation à des buts créatifs de la folie et de la névrose comme éléments de connaissance, les voyages à travers le monde à la recherche du Yage. Voici quelques passages de cette conversation presque fictive, qui part dans tous les sens et à première vue, semble construite comme un cut-up, mais si l’on y regarde à deux fois, on en verra lisiblement apparaître le sens. Dans tous les cas, tout ce qui est écrit ici, Antonin Artaud l’a (parfois presque) vraiment dit.
R.E. : T’es un surréaliste ?
A.A. : Je mets un point final à une discussion déjà vieille et le sens de laquelle on a pu gravement se méprendre. Il s’agissait non pas de ruiner l’activité des surréalistes dans le domaine des idées, mais de corriger la déviation grave que le surréalisme a subie. Ainsi, je suis en réaction contre une époque à jamais détournée des essences et qui ne sait plus guère envisager que le particulier.
La Révolution est d’essence spirituelle pure. La vie ne m’intéresse pas. Mais l’idéalisme que j’envisage n’a pas cet aspect. Je peux souffrir seul, je n’ai pas besoin d’eux. Je sais que le temps me venge.
Donc tu emmerdes les surréalistes ?
Un peu…
J’ai toujours pensé que tu étais au surréalisme ce que Bukowski était à la Beat Generation. Tous les deux, vous n’êtes que deux cons trop snobs pour accepter d’être assimilés à un mouvement. En fait, t’es comme Bernard de la Villardière, t’es un concept à toi tout seul, n’est-ce pas ?
Tu veux vraiment que je m’énerve ?
Ok, j’arrête…
Je préfère ça !
Tu penses quoi du cinéma actuel ?
J’aime le cinéma. J’aime n’importe quel genre de films. Mais, encore aujourd’hui, tous les genres restent encore à créer. Le cinéma réclame des sujets excessifs et une psychologie minutieuse. Il exige la rapidité, mais surtout la répétition, l’insistance, le revenez-y. Au cinéma, l’acteur n’est qu’un signe vivant. Il est à lui seul toute la scène, la pensée de l’auteur et la suite des événements. Ils sont le fil. On ne l’imaginerait pas sans eux.
Il en est qui vont au cinéma comme ils iraient au bordel. Plaisir furtif. Excitation momentanée, le cinoche pour eux ne représente pas autre chose.
Côté cœur ?
J’ai du mal à oublier Génica…
Et la came ?
La came ? Au début des années 1920, j’insultais déjà le législateur de la loi de 1916 sur les stupéfiants. Quelle bande de cons ! A l’époque, ils confondaient malades et toxicomanes, pharmacies et dealers. Et puis, la drogue c’est rien comparée à l’asile et aux électrochocs. Je ne pardonnerai jamais au Dr. Ferdière 2 ans d’électrochocs, et 50 séances avec 50 comas soit 5 séries.
T’avais pensé à te suicider ?
Non, le suicide est d’ailleurs encore une hypothèse. Je prétends avoir le droit de douter du suicide comme tout le reste de la réalité. Il faut pour l’instant et jusqu’à nouvel ordre douter affreusement non pas à proprement parler de l’existence, ce qui est à la portée de n’importe qui, mais de l’ébranlement intérieur et de la sensibilité profonde des choses, des actes, des réalités. Le suicide n’est que la conquête fabuleuse et lointaine des hommes qui pensent bien, mais l’état proprement dit du suicide est pour moi incompréhensible. Tu comprends, il n’y a pas d’état que je puisse atteindre. Et très certainement, je suis mort depuis longtemps, je suis déjà suicidé. ON m’a suicidé !
Ca te manque la vie ?
Je voudrais me sentir vivre, même à un degré purement sensitif. Je n’éprouve le besoin de rien dire et je cherche quelque chose à dire. Je ne sens rien et je voudrais avoir une sensation, une impression. Je n’ai le sentiment de rien, l’idée de rien. J’attends des sentiment, des idées, des images, l’angoisse physique et l’étreinte constante qui m’empêchent de réagir à rien me donnent en même temps l’impression que je me suis perdu et je sais que je manquerai de l’humanité et de la présence personnelle et coutumière la plus courante et la plus facile, et cette indisponibilité s’étend sur tous les points, correspond aux impressions et empêche de répondre aux nécessités les plus minimes. Je ne peux parler de rien, m’occuper de rien, m’intéresser à rien, répondre à personne, les réflexes n’agissent plus. N’oublie pas non plus que je me sens en même temps prisonnier de quelque chose et que je suis moralement sous le coup d’une angoisse intense qui fait que je sais et sens que je ne peux pas parler et que cette angoisse correspond à une étreinte, étreinte à une sensation physique d’emprisonnement, ne pas oublier les bracelets de douleur aux poignets, les cuissards et les brodequins.
Effectivement, tu dois te faire chier chez les morts…
Comme tu dis…
Et la littérature, t’aimes ça ?
Je déteste plus que toi la littérature. Mais le pire, c’est les journalistes, dont tu fais partie. Vous êtes des charlatans vous les journalistes. Vos articles n’apprennent rien à personne et je regrette simplement que des gens doués comme vous se payent de mots, et prennent pour argent comptant toutes les fausses valeurs maniées par tous les rebouteux de la Haute et véridique Science qui n’est Dieu merci pas si facile à prostituer.
Concernant les romans, je pense que l’on peut affecter de mépriser le roman, mais on ne peut s’insurger contre les figures créées par les romanciers, quand ils ont su les armer pour vivre. Cela ne me gêne pas du tout, moi, que l’on dise de « Madame la comtesse, qu’elle est sortie à trois heures » si je parviens à croire qu’elle existe et qu’elle est sortie, comme je puis savoir d’une maîtresse à moi quelco(nque) – qu’elle est sortie à telle heure si je l’ai fait suivre et que je me sois fait décrire son emploi du temps. -
La pierre philosophale, ça t’aurait tenté ?
As-tu fini de m’empêcher de travailler ? T’as qu’à faire des gosses si la réponse t’intéresse…
Tu penses quoi de la société actuelle ?
Vous pensez que l’ordre capitaliste et bourgeois sur lequel vous vivez peut encore tenir et qu’il résistera aux événements. Je pense moi, qu’il est prêt à craquer ; et seuls en effet les événements nous départageront. Je pense qu’il va craquer parce que : 1° il n’a plus en lui de quoi faire face aux nécessités catastrophiques de l’heure, 2° il est immoral étant bâti exclusivement sur le gain et sur l’argent. Il n’est pas juste, il est odieux que l’argent barre la route aux idées et que toi, par exemple, sois mis dans l’impossibité de faire du journalisme comme tu le voudrais parce qu’il faut qu’un journal rapporte et que seules « les feuilles de choux » d’un niveau médiocre et qui ne heurtent personne sont capables de rapporter. En tout cas, vous vivez dans une période tendue, et je crois qu’il serait en ce moment extrêmement habile et commercial de donner aux lecteurs un journal qui les secoue et qui brise quelque chose pour les contraindre à sortir leurs sous. Je joue franc jeu avec toi.
T’as raison, je vis dans une époque de merde. Au passage, tu penses quoi de la situation en Syrie ?
A prendre la Syrie d’aujourd’hui, avec ses montagnes, sa mer, son fleuve, ses villes et ses cris, il semble que quelque chose d’essentiel y manque ; mais comme le pus grouillant et plein de vie manque à l’abcès qu’on a vidé. Quelque chose d’affreux, de plein, de dur, et si l’on veut d’abominable, a quitté d’un coup, brutalement, comme une poche d’air se vide, comme le « Fiat » tonnant de Dieu volatilise ses tourbillons, comme une spiral de vapeurs se dissipe dans les rayons du soleil traître, a quitté l’air du ciel et les murailles cariées des villes, quelque chose qu’on ne reverra plus.
Si c’est ton point de vue, je respecte. Mais ne confond pas Bachar Al Assad et Héliogabale, c’est pas tout à fait les mêmes lascars…
Tu me prends pour un con ?
Reviens sur Terre, si tu étais si providentiel que ça, on parlerait encore de ton Théâtre de la Cruauté aujourd’hui. Dans mon époque, on appelle ça un FAIL ton truc !
J’ai dit « cruauté » comme j’aurais dit « vie » ou comme j’aurais dit « nécessité » parce que je veux indiquer surtout que pour moi le théâtre est acte et émanation perpétuelle, qu’il n’y a en lui rien de figé, que je l’assimile à un acte vrai, donc vivant, donc magique. En ce qui concerne les critiques, je donne raison à ceux qui me les font, non par rapport à la cruauté, ni par rapport au théâtre, mais par rapport à la place que cette cruauté occupe dans mon théâtre.
J’ai rien compris…
Excuse-moi, j’aurais dû spécifier l’emploi très particulier que je fais de ce mot, et dire que je l’emploie non pas dans un sens épisodique, accessoire, par goût sadique et perversion d’esprit, par amour des sentiments, à part et des attitudes malsaines, donc pas du tout, dans un sens circonstanciel ; il ne s’agit pas du tout de la cruauté du vice, de la cruauté bourgeonnement d’appétits pervers et qui s’expriment par des gestes sanglants, telles des excroissances maladives sur une chair déjà contaminée ; mais au contraire d’un sentiment détaché et pur, d’un véritable mouvement d’esprit, lequel serait calqué sur le geste de la vie même ; et dans cette idée que la vie, métaphysiquement parlant et parce qu’elle admet l’étendue, l’épaisseur, l’alourdissement et la matière, admet, par conséquence directe, le mal et tout ce qui est inhérent au mal, à l’espace, à l’étendue et à la matière.
J’ai cru comprendre que la merde t’obsédait.
C’est faux.
Regarde cette vidéo, ça devrait te plaire:
Dialogue d’un film scato par Spi0n
(Il regarde la vidéo en silence et éclate de rire)
J’adore ! Ca me donne envie de repartir à la recherche de la fécalité.
(Il part dans un monologue, je pleure de rire)
Là ou ça sent la merde ça sent l’être. L’homme aurait très bien pu ne pas chier, ne pas ouvrir la poche anale, mais il a choisi de chier comme il aurait choisi de vivre au lieu de consentir à vivre mort. C’est que pour ne pas faire caca, il lui aurait fallu consentir à ne pas être, mais il n’a pas pu se résoudre à perdre l’être, c’est-à-dire à mourir vivant.
T’as du te marrer quand t’as récité ça dans un micro!
T’imagines pas à quel point!
J’ai un truc à te faire écouter pour finir. C’est du Reggae. Tu aimes la musique qui a une âme, n’est-ce pas ? Tu devrais aimer. C’est des noirs à dreadlocks qui chantent ça en général.
(Je lui fais écouter General Penitentiary de Gregory Isaacs)
J’y crois pas, c’est incroyable !
Je t’avais dit que mon époque « envoyait du lourd »
De quoi ?
Laisse tomber, de toute façon c’est une chanson des années 1970…
Je savais bien que ta génération était incapable de faire de la musique comme ça! Les années 70, le punk, la drogue, le sexe, le rock, la liberté, ça m’aurait plu.
Moi aussi…










