Société

Le périple jaune à Paris

Manon Leroy 11/06/2013 1
Désormais, être une fashionista blonde au milieu du Printemps ou des Nouvelles Galeries boulevard Haussman, ça fait tâche. Surtout si vous ne vous promenez pas avec le look « touriste-photo », que vous ne parlez pas mandarin, ou que vous n’avez pas les mains pleines de sacs Dior, Longchamp, ou Chanel.
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A peine descendues du car, ces touristes chinoises se précipitent, sac à dos sur le ventre, vers les Galeries et Printemps

À Paris, avec un peu d’honnêteté, vous ne pouvez pas ignorer les hordes de cars desquels sortent des files de touristes asiatiques, qui n’hésitent pas, tongs aux pieds, à aller s’acheter des articles de luxe comme on irait chercher du pain. Vu au premier étage du printemps : une queue interminable pour entrer dans la boutique Chanel. Avisez-vous de leur demander s’ils comptent y acheter quelque chose, mais à quoi pensiez-vous ? « Evidemment ! » vous diront-ils comme si vous n’aviez pas bien saisi les règles du shopping parisien.

Les chiffres en main

Bien sûr qu’il y a vraiment « beaucoup » des touristes asiatiques pour Paris, mais tâchons d’expliquer le pourquoi du comment du combien. Plus de 550 000 arrivées ont été recensées l’an dernier, faisant croître le tourisme chinois de 15% entre 2011 et 2012.

Elus premiers consommateurs étrangers en France, les touristes chinois à eux seuls représentent 36% du marché de la détaxe capté par global Blue. Vous vous demandez pourquoi se ruent-ils dans nos magasins de luxe alors qu’ils en ont aussi chez eux ? Eh bien, sachez que les prix sont 30% inférieurs à ceux pratiqués dans leur pays, à cause des taxes et droits de douane. Pour eux c’est donc un peu comme pénétrer dans un hall de dégriff’.

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L’effervescence se fait sentir au fil des corners des Galeries Lafayette

Hong Kong, Taiwan et la Corée du Sud (non non, les Asiatiques, ce ne sont pas juste les Chinois et « tout le reste ») sont également des clients non négligeables qui prennent la deuxième place du classement, en représentant 21% du marché de la détaxe.

Les classes moyennes des pays émergents voyagent toujours plus, au grand bonheur des vendeurs dans le secteur du luxe. Les Hongkongais sont d’ailleurs ceux qui profitent le plus du shopping à la « Pretty woman », avec un panier moyen de 1500 euros par enseigne. Mais bien entendu, ces sommes peuvent monter jusqu’à 10 000 voire 20 000 euros.

Et oui, le marché français du luxe a tissé une interdépendance avec ces nouveaux clients exigeants et dépensiers. Alors si ces derniers veulent des vendeurs asiatiques et non français, on leur mettra. Non pas parce qu’on les apprécie particulièrement, mais parce que ce sont de loin les plus gros consommateurs dans le domaine du luxe et qu’ils font tourner cette part de l’économie hexagonale.

Le sacré pèlerinage vers Chanel

Aux Galeries Lafayette, une vendeuse de cosmétiques Chanel explique qu’une distinction est à faire entre les Japonais et les Chinois. Si les premiers sont agréables et cherchent à écouter et recevoir leurs conseils, les seconds « se passent bien des formules de politesse » et en plus des rouge à lèvres à 32 € qu’ils achèteront par 5 (eh oui, il faut bien faire ses réserves), ils exigent, de plus en plus souvent, et sur un plateau, une vendeuse chinoise qui sache parler leur langue.

En moyenne, le shopping représente bien la moitié de leur séjour, et passe en priorité sur leur planning. « On verra ce qu’il reste au niveau culturel plus tard, la Tour Eiffel on nous la volera pas, ce petit sac Prada, si. », assure une touriste hongkongaise devant ladite boutique. Une moyenne de 5 à 7 jours de séjour, mais une grande efficacité niveau dépenses. Un couple de jeunes Singapouriens d’environ 23 ans nous a confié que pour 4 jours de vacances à Paris, il disposait d’un budget minimum de 700 euros seulement pour les loisirs et « extras ». Enfin, ce n’est pas le défilé des chaussures orthopédiques et des cannes cirées qui se précipite chez les plus grandes marques de luxe. Même à treize ans, il semble normal de prendre l’avion avec ses copines faire une virée shopping à Paris : il n’y a pas d’âge pour troquer son cartable Hello Kitty contre un vanity Lanvin.

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Une longue file d’attente qui ne décourage pas pour autant ces adeptes du luxe

Aussi, la finalité de ce type de pèlerinage parisien semble se trouver dans la boutique de Chanel. Notamment au contact de cette pochette de cuir à 3500 €, qui, apparemment, fait vivre des sensations fortes, si l’on en juge par le drôle de spectacle qui rythme le passage entre les allées des Galeries ou du Printemps. Les têtes enfoncées dans les sacs à disposition, les pieds entourés de huit paires de chaussures différentes, ça nous ferait presque mal au cœur de les voir confrontés à de tels dilemmes…Besoin d’aide peut-être?

Des appareils remplis de clichés

Paris est considérée à juste titre comme une « ville musée » mais bien souvent trop idéalisée. Remplacez le Moulin rouge éléphantesque du film de Bazerman par notre minuscule et délabré vrai moulin, le Paris chimérique d’Amélie Poulain où les sans domiciles refusent l’argent le dimanche par ces mêmes individus essayant de faire distraction des boutiques de luxe pour réclamer de quoi manger, la description romanesque des jardins à la française par des trottoirs où il faut osciller entre les déjections canines et entendre son parcours rythmé par la cacophonie des klaxons des parisiens à bout de nerf.

Quand on demande à ces touristes asiatiques s’ils sont déçus par la capitale française qu’ils ont tant rêvée, il y a une petite mou et reviennent vite les adjectifs suivant : « sale », « mal-aimables » et « bruyant ».

Et ne croyez pas que ces désillusions soient rapidement oubliées, les Japonais sont bien placés pour vous le dire. Ce qu’on a appelé le « syndrome de Paris », en 1991, c’est la confrontation des magazines japonais idéalisant la capitale à la dure réalité. S’en suit une longue série d‘hospitalisations voire de rapatriements : comptez vingt rapatriements sanitaires pour le seul été dernier. Si cela ne vous parle pas encore, entre 1988 et 2004 par exemple, 63 patients ont été rapatriés, dont 48 pour troubles schizophréniques ou psychotiques, et 15 pour troubles de l’humeur.

Alors imaginez-vous dans quel état sont-ils lorsqu’ils découvrent qu’en plus d’être moderne et sale, Paris est dangereuse, et qu’ils en sont des victimes collatérales.

Opération sac à ventre

Un nouveau look s’est alors imposé pour ces vadrouilleurs pas encore accoutumés aux turbulences parisiennes : le sac à dos sur le ventre par exemple, une astuce «dissuasive » vous diront-ils.

Il faut dire que ces « concentrés de richesse » représentent un appât pour le moins repérable et facile : suivez le défilé des bobs et des ombrelles, qui est devancé par un guide agitant un parapluie, vous êtes sûrs que chacun d’entre eux possède au minimum des centaines d’euros en liquide sur lui. Ces « candides » visiteurs préfèrent profiter de la ribambelle de marques de luxe et de quelques sorties culturelles, éventuellement, n’hésitant pas à prendre des hôtels bon marché en périphérie, comme par exemple dans le 93.

D’autres le sont moins, prêts à prendre des risques pour rencontrer Amélie au café des deux moulins : le scandale des hôtels clandestins pour les asiatiques en août 2011 en est la preuve. Des touristes coréens, peu accoutumés au luxe en terme de logement n’ont pas hésité à dormir dans des lits superposés vétustes pour 21 euros la nuit dans un hôtel non déclaré.

Se faire voler au Louvre, voir la soute de son car vidée lors d’émeutes des supporters du PSG (voir vidéo ci-dessous), se faire dépouiller dans un hôtel 4*, le bon karma semble fuir ces voyageurs éphémères qui explorent ainsi toutes les facettes de la vraie vie parisienne. L’Ambassade de Chine assure qu’en une semaine ils peuvent « avoir cinq ou six demandes de délivrance d’un titre de voyage » pour remplacer un passeport volé. Et non, on ne peut pas profiter de la tour Eiffel sans son marché noir, on ne peut pas partir en vadrouille dans le métro sans ses pickpockets,…

Alors les Parisiens vous diront, ironiquement, « bienvenue dans le 93, au moins ils voient ce que l’on vit au quotidien». Mais les vendeurs des grandes marques le voient d’un tout autre œil, car les Chinois sont de plus en plus nombreux à visiter le pays (1,1 million en 2012, deux millions attendus à l’horizon 2020). Ils dépensent en shopping environ 60% de leur budget voyage et achètent 25% des produits de luxe dans le monde.

Autrement dit, ça ferait un beau trou dans les rentrées d’argent. 75 grandes marques tirent donc officiellement la sonnette d’alarme et réclament l’aide de l ‘Etat, craignant que leurs clients favoris se détournent de Paris pour jeter leur dévolu sur Milan ou Londres.

Et leur inquiétude est justifiée. Le bouche à oreille va vite et les médias chinois diffusent des reportages alarmistes sur les agressions que subissent leurs concitoyens au sein de la capitale française. L’office de tourisme chinois a ainsi demandé aux autorités d’agir face à ce fléau. Aussi, la ministre française du Tourisme Sylvia Pinel a dû les rassurer lors d’un entretien avec des opérateurs du tourisme chinois et a promis de « veiller à la sécurité des touristes étrangers » en France. La préfecture affirme avoir déployé 200 policiers pour protéger les touristes.

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Un touriste qui se fait voler ses affaires, en plein jour, sous le regard hagard des passants

Nous avons interrogé sur ce sujet Jean-François Zhou, qui dirige à Paris l’agence Ansel Travel, spécialisée dans l’accueil de touristes chinois :

R.M : Pensez-vous que le tourisme asiatique souffre déjà de la réputation « violente » qu’a Paris?

Jean-François Zhou : Il y a plusieurs versions selon les guides, assez contradictoires. Pour moi, à la longue, si ce fléau ne peut pas être réglé rapidement, bien sûr ça va porter préjudice. Déjà, la police de Paris s’est implantée pour défendre les touristes, et par exemple vendredi, il y a eu une réunion avec des fonctionnaires de police, qui ont pris des mesures nécessaires pour enrayer ces violences.

Et ça se passe en général dans quels quartiers de Paris ?

Le plus dangereux c’est le nord de Paris. Et dans les lieux les plus touristiques, la tour Eiffel, le champs de Mars, les grands magasins, l’avenue des champs Elysées, Montmartre, et au sein même du Louvre, lors de leur visite. Dans ces endroits ce sont en général des vols à l’arrachée qui ont lieu. Il y a eu déjà plusieurs blessés au mois de mai. Le 20 mars dans le 93, un groupe de touristes chinois s’est fait agresser à la sortie d’un restaurant du Bourget. Un groupe de 23 personnes s’est fait frapper et le chef de groupe s’est fait voler son sac. Un guide s’est ensuite fait agresser à Meudon, alors que la zone est moins sensible. Mais les agresseurs emploient des moyens toujours plus spectaculaires. Par exemple sous le tunnel de l’autoroute A1 tout près du stade de France, vers l’aéroport Roissy, quand il y a des embouteillages, des voyous attaquent le car avec des pierres et profitent du fait que les touristes soient terrorisés pour s’emparer ensuite de leurs affaires. La dernière fois que c’est arrivé c’était d’ailleurs il n’y a pas longtemps, le 17 mai.

Et sentez-vous que les touristes sont eux-mêmes inquiets de cette situation ?

Oui, parce que la presse chinoise en a beaucoup parlé, après l’incident du 20 mars, tout de suite ils ont vite répandu cet incident, notamment à travers les réseaux sociaux et internet. Il y a des témoignages aussi par des victimes qui ont profité de cette brèche pour en parler, donc ça donne l’impression que Paris est une ville très dangereuse, en particulier pour les touristes chinois. Je pense donc que ça peut porter préjudice au développement du tourisme, mais c’est le seul secteur qui est encore rentable en France, et c’est pour ça aussi que le gouvernement s’est rendu compte de la gravité de la situation. Mais on ne peut pas compter sur une présence systématique des autorités, c’est pas réalisable, on ne peut pas éradiquer totalement la violence.

Pensez-vous que les mesures prises par les autorités françaises pour protéger les touristes asiatiques sont suffisantes ?

Les touristes chinois se sont plaints que c’était très difficile de porter plainte dans un commissariat français, où on parle déjà rarement anglais, alors, c’est sans compter sur le chinois. Ensuite, il faut faire la queue pendant très longtemps, jusqu’à 6 heures d’attente, mais maintenant la police est consciente de cette situation et a imprimé des formulaires en langue chinoise et française pour que ce soir plus pratique, d’après le dernier briefing auquel j’ai participé. Il y a une réelle escalade de la violence face au laxisme du gouvernement français. Ca fait dix que ce genre de situations existe, mais depuis un an ça s’est endurci. C’est une tendance qui s’empire de jour en jour.

L’amour-haine sous la tour Eiffel

Ce qui lie indéniablement les touristes asiatiques aux Parisiens, c’est bien la méfiance. les touristes rencontrés ont lâché timidement un « Trop de diversité en France, c’est devenu dangereux parce qu’on essaie de nous voler tout notre argent en liquide quand on vient faire du shopping », et les Européens, face à l’expansion du péril jaune, se contentent d’un classique et poétique « Ils vont nous bouffer ».

La profusion de petits commerces asiatiques et le fait qu’ils se décident à prendre la relève des buralistes laisse à croire que l’émergence de ces immigrés échappe aux Parisiens. Les commerçants du sentier, assurent à l’unanimité que depuis la levée des quotas textiles et le boom consécutif des importations chinoises, il n’y a pas de clients, pas de ventes, plus de chiffre d’affaires, il faut tout brader pour tâcher de s’en sortir. Reste à maintenir alors la distinction entre l’habitant et le touriste qui se contente de dépenser son argent en quelques jours avant de repartir.

arts et metier chinois Le périple jaune à Paris

Quartier rebaptisé le « sentier chinois », où les commerçants chinois animent les rues

En fait, parmi les Parisiens interrogés, l’idée qui revient le plus souvent c’est « ils nous font bien rire, toujours en troupeau, avec leurs chapeaux et leurs appareils photos, ils sont beaucoup mais bon, tant qu’ils restent discrets et font marcher l’économie ». En bref, continuez de dépenser l’argent que l’on n’a pas, ça fait marcher la France, mais surtout, restez discrets. Du côté touristes, on fait un peu la mou quand on leur demande si les Parisiens sont aimables et timidement, ils s’avancent sur un « ça dépend », mais il s’empressent d’ajouter que ça se passe relativement bien, et quelques personnes vont même jusqu’à dire que nous sommes « détendus » (bon, là, il ne faut pas pousser trop loin quand même, c’est plus trop crédible).

En bref, les touristes asiatiques ont quand même la vie dure à Paris, si l’on exclue les virées shopping de luxe, se promener dans les rues parisiennes c’est devenu un peu comme Koh-Lanta. Et dans la jungle des grandes marques, ils cherchent en vain un guide de la vie parisienne : celle où l’on n’a pas peur de pousser des coudes pour s’imposer dans le métro, celle où l’on ne sort plus son iphone dernier cri n’importe où, ou l’on oublie de sourire parce que ça fatigue, et où l’on confond courir et marcher. Alors, chers parisiens, si vous ne voulez pas perdre vos plus gros clients, vous feriez mieux de les briefer un peu sur les lois du Parisian way of life.

En bonus, découvrez le clip inédit du seul asiatique non natif des Antilles à chanter du zouk love en créole:

One Comment »

  1. Monique 12/06/2013 at 20:03 - Reply

    J’ai dévoré cet article de bout en bout car il est extrêmement vivant et m’a fait prendre conscience de ce que notre malheureuse société est devenue: inhospitalière, matérialiste à l’extrême, aculturée, inhumaine au final car dans cette histoire, la seule raison pour lutter contre la violence à l’égard de certaines catégories d’humains est la crainte de perdre des parts de marché. C’est consternant! Merci, Manon, pour cet article édifiant!

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