Longtemps cantonné à faire trembler les vieilles pierres des églises, le son infini de l’orgue sort de l’autel dans les années 1950 pour devenir la tonalité étendard de la plupart des courants musicaux de la deuxième moitié du XXème siècle. Du jazz au rock garage.
Doublé en pleine gloire par une nouvelle génération de claviers aux rythmes préfabriqués, l’orgue Hammond est forcé au silence dans les Seventies. L’adoubement de ce vétéran des claviers au statut d’instrument vintage sonne le glas de la musique acoustique. La voie libre, la musique électronique entre par la grande porte.
Assaisonnées à la sauce numérique, les sonorités des anciens orgues à tuyaux se débarrassent des fausses notes et des défauts techniques. Cette perfection artificielle heurte les oreilles des organistes les plus sensibles en même temps qu’elle séduit une nouvelle génération de musiciens. Le deuxième round de la querelle des anciens et des modernes en quelque sorte. Passage en revue des challengers, têtes d’affiche de la musique blues, rock, soul ou même reggae.
Toujours imité, jamais égalé : l’orgue Hammond
Au sommet du Panthéon, le Hammond et ses roues phoniques. À ses débuts, il est utilisé dans les églises noires américaines trop pauvres et petites pour héberger les imposants orgues à tuyaux. Son mécanisme, aussi précis que celui d’une horloge, articule 91 roues, une par note, et permet d’obtenir des vibratos inimitables. Le « key clic », bruit sourd provoqué par l’activation décalée de neuf tiges métalliques lorsqu’une touche est activée, a longtemps été considéré comme un défaut de fabrication. Son utilisation artistique par des organistes de génie comme Eddy Louiss a dissuadé les constructeurs de corriger ce « défaut », devenu par la suite le signe distinctif des orgues Hammond.
En 1955, c’est le modèle B3 et son « key-clic » qui fait entrer l’instrument dans la légende. Trente fois moins cher que ses aïeuls, débarrassé des grands tubes et branché sur des cabines Leslie, il devient le nouveau messie de toute formation jazz ou rythm’n’blues des années 50. C’est Jimmy Saville qui lui donnera le premier ses lettres de noblesse.
À partir des années 1960, des groupes pop et rock s’en emparent. Jon Lord, organiste de Deep Purple, The Animals, Pink Floyd, ou encore Emerson Lake and Palmer élèvent le son saturé du B3 à des niveaux jamais explorés. Tandis que l’organiste Booker T. Jones, et son groupe, The MG’s se chargeront de faire de l’Hammond la star des claviers. À ce moment, l’orgue sort de l’ombre et occupent le devant de la scène. Tous se l’arrachent. Même Bob Dylan ne passe pas à côté. En 1965, Al Kooper lui propose de jouer de l’orgue Hammond pour l’enregistrement de « Like a Rolling Stone ». Cette performance lui vaudra d’assurer toute la partie clavier de l’album « Highway 61 Revisited », au grand dam des fans de folk.
Le premier single de Procol Harum sorti en 1967, « A Whiter Shade of Pale », qui puise ses inspirations chez Jean-Sébastien Bach, est une remarquable prouesse musicale où le magnétique orgue Hammond de Matthew Fisher se marie parfaitement avec le piano de Gary Brooker. Rod Stewart, Jimi Hendrix, Led Zepplin s’arrachent les faveurs de Brian Auger, claviériste et grand spécialiste de l’Hammond, exploitant toutes les possibilités de l’orgue en fusionnant le jazz, la pop anglaise, le rock, la soul ou le R&B. Sa puissance rythmique est aussi autant recherchée dans le reggae que dans la musique soul ou funky.
Son passage à vide commence à la fin des années 70. Au moment où les synthétiseurs, plus performants, gagnent du terrain, et reproduisent sans aucun mal ses sonorités. Ce sont les marques japonaises et italiennes Yamaha, Farfisa, Elka, plus abordables, qui sont désormais prisées par les nouvelles formations. Le B3 et ses sonorités uniques resteront quand même une référence pour des artistes de tous les courants musicaux.
L’Adonis Vox Continental
L’invention du transistor a certes changé la donne. Plus petit, moins coûteux, il entre dans la culture de masse. Mais trop fragiles, ses premiers modèles ne sont pas vraiment adaptés pour suivre les rocks stars sur les routes. Pires, leur design ingrat fait rougir certains de ses utilisateurs. Jusqu’à 1962 et la mise en vente de l’orgue 100% électronique Vox Continental. Robuste, léger et élégant, il est facilement démontable. Le clavier et ses touches aux couleurs inversées devient un accessoire tendance que les Beatles et autres Animals n’hésitent plus à exhiber. The Doors, Ray Manzareck, Iron Butterfly ou le Sir Douglas Quintet l’associeront au rock psychédélique.
L’instrument laissera aussi son empreinte dans des groupes New Wave et Punk Rock. Mike Barson, un des membres fondateurs de Madness, Jerry Dammers des The Specials en seront des adeptes.
Toujours plus compact : le Farfisa
Face à lui, le Farfisa, tout droit venu d’Italie. À partir de 1965, les deux organes se disputeront le haut de l’affiche. Encore moins cher et plus compact, le Farfisa domine vite les ventes et s’impose dans le rock garage. La première utilisation connue de l’instrument remonte à la chanson « Ginny in the Mirror » de Del Shannon, en 1962. Mais c’est sans contexte Domingo Samudio et son groupe The Pharaohs, qui font massivement connaître l’orgue avec leur single « Wooly Bully », savant mélange de rock et de rythmes tex-mex.
L’organiste Sponner Oldham joue du Fafisa dans de nombreux disques soul dans les années 60. Il est reconnaissable dans « When a Man loves a Woman » de Percy Sledge, ou « I never loved a man « The Way I Love you » d’Aretha Franklin.
C’est aussi le Frafisa que Richard Wright choisit pour les premiers albums de Pink Floyd comme « The Piper at the Gates of Dawn », en complément du Hammond. Il l’utilise pour la dernière fois pour « The Dark Side of the Moon » en 1973.
À partir des années 80, les groupes choisissent le Farfisa pour donner des sonorités sixties rétro à leurs morceaux. Il était central dans les compositions du groupe mancunien Inspiral Carpets, formé en 1987.
Après un passage à vide, « l’ancien » Hammond et les orgues « modernes » compacts font leur comeback. Les instruments connaissent d’ailleurs une phase « revival » depuis quelques années en Angleterre avec Kaiser Chiefs, Pulp, ou les Arctics Monkeys et outre-Atlantique avec Joey DeFrancesco ou Sam Yahel. Les nouveaux fans de ces claviers vintage ont un nom : les « Combo-nauts ». Plus de 80 ans après son invention, le Hammond, revient même dans la lumière grâce à la scène 2.0, où les vidéos de claviéristes amateurs perpétuent à l’infini le son impénétrable de l’instrument sans qui, le XXème siècle n’aurait décidément pas résonné de la même manière.
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